Les traces dans la neige

Onni Morana Jeu 13 Mar - 12:27

[Quelques mois plus tôt…]

Pour n’importe quelle personne ayant souffert de maux intraitables comme l’avait vécu Onni Morana, un paradoxe grandissant et inévitable s’imposait : le rêve de l’oubli, ce désir de vouloir tout effacer, de mettre de côté le passé, ne plus jamais y repenser et seulement suivre le cours de sa vie sans trop se soucier, et pourtant cette force intérieure inexplicable qui pousse à s’y accrocher de toutes ses forces, redoutant de vivre encore pire si les souvenirs du passé, et les leçons qui l’accompagnaient, venaient qu’à s’effacer. Ce jour-là, comme il le faisait régulièrement depuis toujours, Onni suivait les traces qu’avait laissées le passé dans la neige, prenant tout de même soin de garder ses distances afin de ne pas le rattraper, dans un mélange d’éloignement et de rapprochement qui le sécurisait. Car si celui qu’on surnomme le rescapé avait besoin de quelque chose, c’était certainement d’un peu de sécurité.

Ses pas incertains l’avaient mené jusqu’au cirque du coin. Un homme qu’il avait connu et le premier depuis nombreuses années à avoir réussi à percer son mur de réclusion interne y participait, et le finlandais de vingt-neuf ans désirait garder un certain contact avec lui. Ou devrait-on plutôt dire, garder un œil sur lui, car il ne désirait pas lui parler ni le rencontrer, il ne voulait que s’assurer de sa présence dans son monde. Il avait beaucoup de mal à se séparer de l'atmosphère sécurisante que lui amenait la présence de Pile ou Face, car il savait que tous deux, dans un respect mutuel, se comprenaient parfaitement.

Tout se passait bien jusqu’à ce moment, l’atmosphère joviale et festive du cirque parvenant même à relaxer la nervosité toujours grandissante de Morana, et un sourire apparut même sur le visage tendu du finlandais lorsque Pile ou Face fit enfin son entrée sur scène. Mais ce rare sourire fut de très courte durée. Quelques secondes seulement après son arrivée, entre deux mouvements d’une agilité incroyable, une toute petite pièce brillante tomba de la poche du trapéziste, et de manière synchronisée les yeux de Morana et de l’acrobate s’agrandirent, le premier dans une expression d’excitation intriguée, le deuxième dans une expression de réel effroi. Cela ne dura qu’un très bref instant, mais la déconcentration de l’athlète fut suffisante pour que ses doigts n’attrapent pas à temps le trapèze qui s’éloignait. Après une chute d’une dizaine ou d’une quinzaine de mètres, sans filet pour l’accueillir, Pile ou Face s’écrasait dans un bruit sourd et ne bougeait plus. Sur le visage du finlandais, la joie et l’excitation avaient fait place à l’horreur.

Une infinité de questions se frayèrent un chemin jusqu’aux pensées de Morana, tandis qu’en un rien de temps le corps inerte d’Icare était évacué d’urgence. La fin du spectacle était annulée, c’est ce qu’un clown était venu annoncé à une foule consternée qui, toutefois, comprenait. Quelques instants plus tard, la scène était désertée, sauf pour une petite pièce d’argent qui gisait en son milieu. Onni Morana s’en approcha, et, dans un mélange de sentiments contradictoires, ramassa entre ses doigts la pièce de monnaie qui, il y a deux ans, lui avait fournie une grande aide…

À sa sortie du cirque, il lança la pièce comme le faisait toujours Pile ou Face, et d’un élan instinctif marmonna :

Onni Morana – Pile, je le retrouve, Face, je la garde…

La pièce retomba du côté Pile. Ni heureux ni déçu, se pliant plutôt à la volonté de la pièce, le finlandais la ramassa à nouveau et repris son chemin, regardant à ses pieds. Les traces dans la neige étaient encore plus claires qu’au matin.

[À suivre…]